Frappés de la dixième plaie d’Egypte centuplée, ils ne savent à quel Saint se vouer !
Comme la terre, l’histoire semble, à jamais, adopter un parcours circulaire. Elle part et, insoucieuse du temps, revient. Malgré les immenses progrès technologiques de l’humanité, on n’a pas encore réussi à lui imprimer une autre trajectoire, un autre itinéraire. Elle transporte encore sa cohorte macabre de racisme avilissant, d’injustice, de haine, d’obscurantisme, d’égoïsme et d’avarice.
Quand Joseph avait été vendu aux égyptiens comme esclave par ses frères, c’est parce que ses rêves étaient trop étoilés. Quand les premiers haïtiens, affaiblis et désorientés par la misère, ont commencé à passer de l’autre côté de la frontière, c’est parce que les dirigeants avaient rendu le territoire impropre aux rêves polychromes. Seul le gris sale était autorisé à certains ô combien trop nombreux ! Ils sont donc partis. Pour la zafra…
En partant pour la république dominicaine, ces haïtiens savaient, du moins pressentaient, qu’ils allaient travailler pour le sucre en menant une vie des plus amères. Mais qu’importe, ils ne vivaient déjà plus, ils ne tenaient à l’existence que pour tenter d’assurer un peu de bien à leurs femmes et enfants laissés avec douleur de l’autre côté de l’île, là où ils ont commencé à être des étrangers de l’intérieur. Et pourtant, ils comptaient revenir. C’était entendu, du moins avec leurs familles. Ce qu’ils ignoraient c’était que les conditions de travail là-bas, étaient l’inverse de ce qui était écrit dans les contrats rédigés pour la forme et n’autorisaient que les adieux. On ne le dit pas assez, mais personne – y compris des nègres dont l’instinct de survie était exacerbé – ne pouvait résister à l’atrocité de 6 jours de corvée, sous un soleil de plomb, avec un horizon uniformément vert de canne, s’étendant sur des milliers d’hectares et avec pour toute nourriture un certain repas de misère qu’il n’était permis de prendre que les soirs. Ces soirs trop brefs pour le repos de ces corps vidés de leur âme et substance, et à la fois trop longs en regard de l’extrême promiscuité posée en règle absolue. « Bèf ki gen ke pa janbe dife ». La haine centenaire les avait rattrapés ! Ils devaient payer l’affront de Jean-Pierre BOYER, chef d’état haïtien, qui a eu la maladresse de diriger l’ile entière pendant près de 22 ans en laissant derrière lui que peu de réalisations et beaucoup de ruines, de rancœurs et d’inimitiés.
La question des conflits haïtiano-dominicains est complexe et remonte à longtemps. Aucun compromis n’y mettra un terme tant qu’on continue à l’envisager sous un angle passionnel, ponctuel et rétréci par le choc des vanités. L’heure n’est ni au nationalisme outrancier ni à l’étroitesse d’esprit qui, en se combinant, ont pu accoucher de la décision de la cour constitutionnelle de la république dominicaine à l’encontre des descendants haïtiens. Plus on y pense, plus on la verra comme un signal avertissant du déclin moral d’une frange non négligeable de l’humanité. Cette décision n’est pas sauvage, elle est tout simplement barbare. Elle renseigne sur les atrocités inimaginables auxquelles l’impérialisme économique peut conduire. Quand on ne pense qu’à ses intérêts financiers, quand l’argent est le seul maitre auquel on se soumet avec toute la sollicitude dont on est capable, sans effort on se dépouille de ce qui différencie des animaux des jungles. A quiconque veut s’élever à un certain niveau de clairvoyance, il apparaitra que cette décision est consécutive à la mesure prise par le gouvernement haïtien d’interdire – suite au menace de la grippe aviaire dont quelques cas ont été recensés là-bas – l’importation des produits avicoles de la république dominicaine. Alors en guise de représailles, ils ont décidé de rendre apatrides tous les descendants haïtiens nés après 1929. C’est la dixième plaie d’Egypte centuplée ! La mort civique de tous les premiers-nés haïtiens, en prélude de la grande déportation. Oh mésintelligence, quand tu nous tiens, adieu raison !
Je constate avec beaucoup de respect toutes les expressions d’indignation des instances internationales face à cette décision frisant la démence mais à mes appréciations, je donne un autre sens. Je ne me vois pas essayer de contraindre à quelque niveau que ce soit, la cour suprême de revenir sur sa décision. Peut-être qu’il est écrit quelque part, dans le grand livre secret des fous furieux, qu’un organisme étatique, peut se réserver le droit d’enlever la nationalité à autant de citoyens qu’il veut en fonction de leur descendance ethnique. Le point sur lequel je voudrais fixer mon attention est l’indélébilité de la marque de la race et de l’origine. On ne se soustrait pas indéfiniment à son passé, et à son origine fussent-ils les plus humbles ou les plus sous-estimés. Renoncer à qui on est n’a jamais réussi à promouvoir celui qu’on voudrait paraitre. S’il faut une seule goutte de sang noir dans ses veines pour susciter une amplification du système de sécurité dans un quartier voire un pays étranger, il en faut une demie pour le sang haïtien. Pour avoir été rebelle et défié l’ordre esclavagiste qui prévalait avant 1804, on est devenu depuis longtemps la brebis galeuse de laquelle il faut s’éloigner à chaque fois que l’occasion se présente. Et Dieu seul sait combien nous en donnons ! Des promoteurs des idéaux de liberté, d’égalité, et de fraternité entre les peuples, nous sommes descendus au gouffre honteux des parias, des mendiants, des irresponsables, des corrompus et cette liste non élogieuse pourrait à elle seule terminer ce texte.
Les dominicains tirent toute leur vanité de leur hypothétique descendance espagnole et nous haïtiens de la gloire de notre passé héroïque. En vérité, nous sommes tous deux ridicules, pathétiques et pitoyables ! Qu’avons-nous fait entre temps ? C’est à cette question qu’il nous est, haïtien, donné l’occasion de réfléchir. Le bonheur ou le malheur haïtien nous suivra partout comme notre ombre. Autant nous demander tout de suite s’il faut encore une autre humiliation pour qu’on se résolve à se mettre ensemble, demeurer ensemble et construire ensemble un meilleur avenir. Ce n’est pas à l’étranger qu’il nous faut imposer notre présence mais à nous-mêmes de découvrir notre essence. Quand nous aurons compris pourquoi nous sommes si éprouvés, si résilients, nous nous mettrons au travail comme un seul homme pour renforcer notre production nationale, embrasser notre culture, discuter et résoudre nos différents, bâtir des universités de standard international, investir dans le pays, redresser notre dignité de peuple souverain et comme l’aurait voulu Christophe et Dessalines, nous présenter face au soleil. C’est alors que Grand nous respectera et Petit nous vénèrera.
Nos pères nous ont appris à ne compter que sur nous-mêmes. Montrons-leur que nous sommes des fils dignes de leur sacrifice. Rallumons le feu sacré qui couve sous la cendre de notre déchéance. Cessons d’être le ver dans le fruit. Rendons nous fidèles à notre mission d’avant-gardistes des valeurs humaines. Offrons l’autre joue à nos ennemis traditionnels et tournons-leur le dos. La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient, deviendra la principale de l’angle !
Dr Valéry Moise
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