Valéry Moise

La prophétie des migrants

Depuis que l’espérance de vie oscille autour de 65 ans pour les plus chanceux, il devient de plus en plus difficile de rencontrer un vrai prophète. Pendant longtemps, je me suis autorisé à penser que le temps était un obstacle majeur sur la voie de ceux qui voudraient lever le voile sur certains mystères et du coup s’approcher de Dieu. La logique était simple ; plus on vit, plus son potentiel d’expérience s’élève, plus on peut anticiper et plus on parvient à déceler l’infime dans l’infini. Et si on admet pour vrai que la vie est cyclique, il serait difficile de nier la potentielle capacité de prédiction de celui qui a longtemps vécu. On dit que les mêmes causes produisent les mêmes effets dans les mêmes conditions. S’il n’y a pas lieu de relativiser l’assertion précédente, et si les dominants continuent à n’entendre que leur propre raison, je crains que les murs des forteresses n’engloutissent leurs occupants.

Le XXIe siècle est sans conteste le siècle de l’image, de la rapidité, de la connexion virtuelle, et surtout du rapprochement géographique. La distance définit de moins en moins l’éloignement. Grâce à la magie de l’Internet, on peut être plus proche de quelqu’un vivant à cent mille lieux qu’on ne puisse l’être de quelqu’un avec qui on cohabite. L’amitié, l’amour, la solidarité, les valeurs ne connaissent plus de frontière. C’est à croire que les délimitations géographiques n’importent plus, que les véritables barrières sont celles qu’on s’érige en soi. Mais c’est un leurre que le cadavre du petit Aylan Kurdi avait vite fait de balayer.

On aurait aimé que les réalités virtuelle et réelle se touchent jusqu’à se confondre. On aurait aimé être aussi heureux qu’on le prétend sur les réseaux sociaux. Avoir 3 000 amis. Recevoir 500 vœux pour son anniversaire. Se prélasser à la plage, passer sa fin de semaine en compagnie de cette belle personne qu’on affiche sur sa photo de profil. Etre expert en tout : politique, sport, culture, économie, médecine. Seulement, la vraie réalité est ce qu’elle est. On naît seul et le défi réside dans l’art de ne pas mourir en même temps que son corps. De ne pas mourir sans avoir connu la dignité. De ne pas mourir sans laisser une part de soi à l’humanité. De ne pas permettre à l’espace entre les deux dates de l’épitaphe de contenir son nom et son œuvre.

La réalité est ce qu’elle est, insistons-nous. Elle permet la polarité du monde. Elle permet qu’on puisse être né du bon ou du mauvais côté de la planète. Elle permet qu’on puisse être migrant ou conquérant, expatrié ou immigré, clandestin ou aventurier, terroriste ou malade mental. Elle permet qu’on puisse avoir mille qualifications pour obtenir un poste ou juste avoir la bonne couleur de peau ou connaître les bonnes personnes. Elle permet que celui-ci travaille une journée pour avoir le pain pour mille ans et celui-là travaille une année pour n’avoir que remords et courbatures. Elle permet que celui-ci soit la dent et celui-là l’herbe.

Mais comme nous l’avons admis plus haut, les mêmes causes produisent les mêmes effets dans les mêmes conditions. Les lois de l’univers sont strictes. La roue tourne et place en dessous ce qui était au-dessus. Le seul moyen de garder la stabilité est de demeurer au centre et de constituer le noyau qui supporte les rayons du cercle. À l’intérieur de l’arche, il serait inintelligent et imprudent de dilapider les ressources de la multitude au profit d’une classe privilégiée. La prophétie que les migrants adressent à ceux que la peur conjuguée de l’étrange et de l’étranger fait rêver d’un monde où l’Autre n’aurait plus sa place, est celle-ci : les passagers mourront tous en mer s’ils s’aventurent à créer des bateaux individuels avec les matériaux de l’Arche.

Dr Valéry MOISE, lyvera7@yahoo.fr


Le prochain président

Le prochain président d’Haïti succédera au néant. Pas parce que rien n’a été fait, mais parce que tout a été englouti. Du prestige des hautes fonctions jusqu’à l’espoir des plus humbles. Ayiti, quoiqu’ayant l’habitude de flirter avec les plus rudes catastrophes, n’avait jamais atteint ce niveau où l’on s’inquiète, voire éloigne son enfant des récepteurs à chaque fois que le président doit prendre la parole. Nous avons connu la déshumanisation des colonisations, la constipation des dictatures, mais, jamais, incontinence verbale n’a été plus désastreuse que celle dont souffre notre actuel président.

Pour avoir, pendant longtemps, développé un rapport privilégié avec les proverbes, les Haïtiens savaient qu’une source ne pouvait fournir qu’une eau. Cependant en 2011, sous l’emprise probable de l’hébétude qui succède aux grands cataclysmes, le peuple a cru sien un choix qu’il n’avait pas fait et duquel il était raisonnablement impossible d’espérer grand-chose. En fait, ce n’était pas un choix de l’espoir. C’était le juste contraire. Une sanction du désespoir contre la classe politique répugnante et réfractaire au progrès. Le peuple s’était permis d’espérer la fin de la tyrannie avec le départ de quelques tyrans. Cette erreur a été fatale. La bête contenait un venin encore plus toxique et plus concentré dans sa queue !

Le prochain président succédera au néant, disions-nous. Pas parce que rien n’a été fait, mais parce que nous avons accouché et porté au trône un enfant ayant le don rare de désacraliser. Etant fils de paysans, toute ma vie on m’a appris que l’éducation était le meilleur ascenseur social. C’était la seule sainte qu’il m’était donné de vénérer. J’y crois encore en dépit des gymnastiques extraordinaires que déploient le chef d’Etat et ses acolytes pour m’en dissuader. Vous imaginez ma peine et mon indignation quand je constate toute la nauséabonde propagande qui est mise en branle pour faire la promotion contraire! Un pays ne peut pas construire sa jeunesse sur un modèle d’accident, un modèle qui détruit les têtes et qui inverse les valeurs. Ayiti ne trouvera pas la route du progrès en adoptant cette posture du gouvernement à chosifier la femme, imposer l’inculture et la grivoiserie et pire encore élever la corruption et l’improvisation en mode de gouvernance.

Le prochain président succédera au néant, mais devra faire des pas de géant. Son premier devoir sera de rétablir la place de la mission au-dessus du missionnaire. Jamais nous ne nous relèverons si le serviteur se considère plus grand que la cause servie. Ayiti a longtemps nourri des individualités et aujourd’hui, nous avons comme conséquence, des êtres chétifs avec des ego obèses. Ces êtres, pesanteur intellectuelle aidant, freinent tout élan de sauvetage collectif et impriment leur marque rétrograde aux communautés des humbles.

Avec le prochain président doivent revenir l’espoir et la culture de l’effort méritoire. Avec le prochain président doit revenir le président – citoyen. Avec le prochain président doit finir l’ère des narcotrafiquants et de l’impunité. Avec le prochain président doit s’ériger le seul pont qui puisse être tendu vers le progrès sans passer par les révolutions sanglantes: l’Education. Je veux dire la Vraie.

 

Dr Valéry MOISE, lyvera7@yahoo.fr

 


Haïti : l’art de flotter sur l’abîme !

Parmi ceux qui croient que le hasard n’existe pas, il y a des partisans de la fatalité et des fervents de la causalité. Pour ma part, je ne sais à quoi attribuer ma présence ce soir, sur la place du Cap-Haitien, juste en face de la statue érigée en l’honneur de Jean-Jacques Dessalines. Tout ce dont je suis conscient, c’est qu’entre les deux monuments que sont la Cathédrale et la Statue, j’ai délibérément choisi de tourner ma face vers le Fondateur de la patrie. Du haut de son piédestal, l’effigie de Dessalines, éclairée par deux projecteurs, me domine et cache mal un voile de poussière témoignant de l’insalubrité grandissante de la ville. Ce voile de poussière est un élément à la fois réel et symbolique qui me rappelle la vanité de la vie et le drame de la politique en Haïti.

 

Ils ne sont que trop nombreux ceux qui aspirent à prendre les rênes du pouvoir. La plupart le conçoivent sans responsabilité et beaucoup sont déjà impatients d’en jouir les privilèges. Pour peu qu’on y prête attention, on se rend compte qu’il y a plus de photos que de candidats, plus de candidats que de partis, plus de partis que d’idéologies, plus d’idéologies que de programmes et plus de programmes que de contenus. Une fois de plus, une fois de trop, les votants ne vont devoir choisir qu’entre le pire et le mauvais. Ici et là, c’est la même mascarade, la même inconscience, le même manque de substance et, qu’on ne me tienne pas rigueur sur ce point, les mêmes troubles mentaux.

 

La période préélectorale a l’avantage de révéler notre mal profond. Nous sommes un peuple de résignés, de complices et d’amnésiques qui se fait diriger par des fous. Qui s’occupe de la santé mentale de nos gouvernants ? Combien parmi eux souffrent de schizophrénie, de paranoïa, de psychose maniaco-dépressive?

 

Récemment, sous l’influence probable des substances qui l’ont aidé à passer toute sa vie en marge de la dignité, le premier citoyen du pays a vociféré des insanités, dont seul, il détient l’exclusivité. Tout le monde est alors monté au créneau pour crier au scandale et le monde virtuel fut le théâtre d’une immense vague d’indignation. Les offusqués, hier favorables au règne de la sans vergogne, ont préféré taire la question de la santé mentale du résident et son inaptitude à diriger. Et comme pour porter au comble l’indécence, il s’en est pris,  il y a moins d’une semaine, à une brave femme, authentique fille de Dessalines, qui avait osé questionner son bilan cosmétique. À une question qui sollicitait intelligence et bon sens, il a répondu par tout ce qu’il a et qui a constitué la trame de toute sa vie : la référence sexuelle.

 

Avec les violeurs, les géniteurs irresponsables et les valeurs culturelles négatives, il n’a jamais été facile d’être femme en Haïti. Il a toujours eu de ces fumiers, de ces scélérats qui pensent pouvoir empoisonner, de leurs baves vénéneuses, la vie de celles qui constituent le moteur et le noyau de notre terre.

 

Cette éclipse de la raison et de la compétence nous fait voir combien nous planons sur l’abîme et combien il est important de briser ce cycle. Le dieu que nous avons créé à notre image et à notre ressemblance,  qui n’agrée  que les requêtes présentées avec des billets de mille gourdes, ne nous sera d’aucune utilité. Le vaudou-sorcellerie non plus. Nous devons arrêter de vendre nos votes ! Il nous faut  parier sur le long terme et cesser de nous prosterner face aux exigences de la survie quotidienne. L’héroïsme maintenant requiert une autre approche axée sur la prise de risques pour la création de richesse et le bannissement du décrochage scolaire. Et par-dessus tout, nous devons nous efforcer de cultiver le respect de l’autre, même ceux qui avancent à reculons dans le règne animal.

 

Dr Valéry MOISE, lyvera7@yahoo.fr


Dieu entend-il les Noirs et les pauvres ?

Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux les affligés, car ils seront consolés[1].  Ces mots prononcés il y a plus de deux mille ans doivent résonner différemment dans l’oreille du miséreux et du privilégié.  Pour le premier, il doit s’agir d’une assurance et d’une promesse qui rendent le fardeau quotidien moins lourd, pour le second, une blague transpirant l’hérésie, de la poudre aux yeux, un opium pour le vulgaire. Mais qu’importe qui aurait tort ou raison, notre démarche sera surtout orientée vers une tentative de compréhension conjoncturelle de cette citation et les limites des vérités qu’elle recèlerait.

Le peuple haïtien est connu pour plusieurs choses ; son épique histoire, sa riche culture, ses drames à répétition et notamment sa résilience. Depuis le séisme du 12 janvier 2010, le mot « résilience » vole la vedette à tout le reste. À dire vrai, si l’orthographe ne change pas, la signification, elle, varie en fonction de chaque bouche qui la prononce, de chaque stylo qui l’écrit. Quand un haïtien en fait usage, on a tendance à entendre « résignation », parti d’un étranger, on se demande la plupart du temps si cela veut dire incapacité à exiger le meilleur ou inclination trop facile à s’accommoder au pire. Aussi, doit-on reconnaitre que le rapport de l’Haïtien avec les divinités est à la base de cette flexibilité, de ce renouvellement qui étonne, de cette force mentale qui intrigue. En Haïti, la place de Dieu est partout et sa raison explique tout.

Loin de nous verser dans des considérations blasphématoires, nous nous permettons, en fonction de la tuerie survenue à  l’église de Charleston et des déboires de la race noire en général, de questionner la place de Dieu dans les affaires de l’Homme. A-t-il sa main ou sa permission derrière chaque évènement qui se produit ou ignorons-nous les lois naturelles qui régissent la marche de l’univers ? Favorise-t-il une race par rapport à une autre ou le soleil luit effectivement pour tous ? A-t-il vraiment une préférence pour les miséreux ou invite-t-il tous à la perfection et à l’abondance ?

L’histoire regorge de mythe et de dieux déchus. À travers le monde, la science et la technologie empiètent de plus en plus sur le territoire sacré des dieux. En Haïti, en même temps que la misère, les vendeurs de salut pullulent. Qu’ils se nomment pasteurs, prêtres, hougans ou politiciens, la stratégie est la même : utiliser l’ignorance pour offrir vessie pour lanterne. On annihile l’effort et le temps, on promeut le miracle. À la faveur du miracle, on s’attend à ce qu’un chanteur conduise un pays malade sur la voie du progrès, qu’une éducation indéfinie et boiteuse produise des citoyens engagés,  qu’un pays sans électricité s’ouvre aux affaires, qu’un concert de gangsters ramène des touristes.

Des centaines de milliers d’haïtiens et de dominicains d’origine haïtienne vont être chassés de la République Dominicaine pour être déversés en Haïti. Leurs principaux crimes sont d’être noirs et de n’être pas nés dans un pays habité par une nation, de ne pas faire partie d’un peuple comprenant la nécessité de fraterniser, de se former et de travailler pour vivre dans la dignité. L’haïtien a besoin de faire sien le secret de rompre la coquille sans rendre le fruit inutilisable. Heureux les affligés car ils seront consolés ! Quand et par Qui ? La réponse est simple : Ils connaîtront la vérité et la vérité les affranchira !

 

Dr Valéry MOISE, lyvera7@yahoo.fr

 

[1] Matthieu 5: 3-4, Bible, Louis Segond


Quel est le prix d’une vie à Port-au-Prince?

J’aurais aimé pouvoir épargner le jeune orphelin, la nouvelle veuve, la mère éplorée des épines de cette question. Car, je sais par expérience que le silence se révèle être souvent le meilleur interprète des douleurs extrêmes. Le sensé ne s’attend pas à se voir offrir un sourire spontané et vrai quand il interroge un boiteux sans béquilles et un aveugle sans bâton sur leur qualité de vie. Il est possible d’imaginer les déboires d’un poisson privé de son océan.

 

Qu’on ne s’en méprenne! Je saisis très bien la différence entre le prix et la valeur d’une vie. Dans ce contexte précis, j’avoue choisir délibérément l’usage du mot ‘’ prix ‘’ préférablement au mot ‘’valeur ». Vous vous demandez sans doute où je veux en venir; la réponse ne saura tarder.

 

Depuis un certain temps, temps qui n’est pas si récent évidemment, on assiste à une banalisation de la violence en Haïti. L’existence tient de plus en plus aux caprices des bandits. Dans la capitale, on meurt par jalousie, par haine et même par erreur. Il arrive que, par inattention et nonchalance,  un truand se trompe de cible et expédie un non concerné dans l’au-delà. Emportant du même coup: avenir, rêves et espoir d’une famille entière.

 

Nous sommes loin de nous prêter à la propagation de la mauvaise image dont Haïti est trop souvent victime. Il s’agit ici de ne pas taire un phénomène qui nous préoccupe, nous effraie et nous interpelle. À la veille des éventuelles élections,  nous assistons avec consternation à une recrudescence des actes de banditisme. Beaucoup d’acteurs se présentent comme des apôtres de paix mais la plupart ne règlent leurs comptes que dans le sang. Une seule loi semble avoir la prédominance : la loi de la jungle!

 

Ce climat de terreur offre cependant l’opportunité de faire un diagnostic de notre société. Il pourrait même être vu comme une expression de détresse du peuple haïtien en général. Qu’on se l’admette, l’usage de la violence est le plus souvent l’apanage de ceux à qui manquent d’arguments et de bon sens, de ceux qui contraignent pour convaincre, de ceux entre les mains de qui on a enlevé une plume pour placer une arme, de ceux qu’on presse à penser par l’intestin et de ceux à qui l’on présente banalité comme laïcité.

 

L’homme a besoin de s’élever jusqu’à Dieu pour être pleinement humain. La vie a besoin d’être sacralisée avant d’être conservée. Quand nous permettons à des individus d’exister et de vivoter en dessous des seuils de la dignité, nous créons par la même occasion les conditions pour qu’ils posent des actes au-dessus de l’horrible. Ce n’est pas excuser l’inexcusable que de reconnaître qu’il est vain d’espérer des comportements civilisés d’un être déshumanisé. Les gouvernements s’autorisent à faillir à leur mission et oublient que la violence structurelle est mère de violence physique. Ils sont donc tenus de se rappeler que la démocratie sans l’éducation de qualité est un leurre, la paix sans la justice une illusion, la tolérance sans la prospérité collective une chimère et la morale sans Dieu, le chaos. « Quand les cierges de l’autel s’éteindront, on verra s’allumer les torches de la conflagration universelle « .[1]

 

Dr Valéry Moise

lyvera7@yahoo.fr

[1] Citation d’Eliphas Levi

Credit photo: Watson Haiti


Haïti : cette forme d’esclavage maintenue par les anciens colonisés

Il y avait ce bruit assourdissant qui constituait, depuis l’avènement de la nouvelle démocratie, une forme d’incitation à l’achat. Ce jour-là aussi, les décibels partant de la boutique d’en face m’obligèrent à me rendre jusqu’au coin de la rue pour répondre à un appel téléphonique. La conversation étant terminée, je raccrochai.

W’ap achte mesye[1] ? Me demanda une voix teintée d’innocence. Je me suis alors tourné vers l’enfant-marchand, j’ai souri et exprimé, avec gentillesse, mon désintérêt ponctuel à acheter les bonbons à base de menthe qu’elle offrait.

Elle me rétorqua alors « Achte kanmenm, menm si w pa bezwen l, ou sanble gen mwayen e m’ anvi retounen lakay mwen [2]». Je ne me suis pas fait supplier, je suis revenu à la maison, j’ai tiré un billet de mon portefeuille et j’ai acheté ses sucreries que j’allais distribuer à certains jeunes du quartier. La fille-marchande ambulante est maintenant partie. Cependant,  sa voix, ses yeux, ses haillons et sa persévérance restaient. Pour utiliser une image propre à ce contexte, je dirais que mon esprit était colonisé. J’étais impressionné par l’intelligence dont la fille a fait preuve durant notre court échange. Elle me sembla douée.

Cette rencontre m’avait particulièrement bouleversé. Outre mes préoccupations par rapport au non-respect des droits de cette enfant, je m’interrogeais sur les causes et les conséquences de sa situation. Une situation à la fois triste et révoltante. Je me suis alors promis de me pencher plus profondément sur ce dossier et de voir avec les autres membres de Diagnostik Group comment adresser ces sévices dignes d’un Moyen Âge obscur. Quelques jours plus tard, mes obligations quotidiennes avaient réussi à me distraire. J’étais en train d’expérimenter ce qui arrive souvent aux ONG spécialisées dans les réponses d’urgence. Cette urgence était devenue chronique et il y avait d’autres plus pressantes à gérer. Les projecteurs étaient alors tournés, jusqu’à ce qu’un jour, quelqu’un frappe à ma porte. Ma sœur m’avertit qu’une fillette demandait à me voir. Quand je me suis présenté, la fille-marchande ambulante était là, sollicitant la même faveur de la dernière fois.

Alerté par quelques cicatrices sur sa peau, je me suis alors permis de creuser un peu plus sur ses conditions de vie. Sans surprise, mais avec la mort dans l’âme, j’ai appris qu’elle est régulièrement battue par la tante qui est censée assurer sa garde. Son père n’est qu’un géniteur et sa mère vit à Port-au-Prince depuis trois ans. Pas une fois, sa tante ne lui a laissé l’occasion de parler à sa mère durant ces trois années : c’est sa politique d’isolement et de non-redevance. Elle me confia être renvoyée de l’école tous les vendredis pour n’avoir pas le maillot de 400 gourdes[3] exigé par la direction. Elle est la plus jeune de la maison et pourtant, elle assure une fonction de couche-tard, lève-tôt.

Quand elle a la maladresse de profiter des 4 heures du matin dans ce qui lui tient lieu de lit, elle est sévèrement réprimandée et battue. Lorsque la préparation des bonbons laisse du sucre sur le sol, c’est sa responsabilité de s’en débarrasser. Elle est soumise aux traitements les plus amers pour assurer la durabilité de cette entreprise de sucrerie. Ne pas réussir à vendre complètement sa marchandise équivaut à une séance de bastonnade dont l’intensité varie d’atroce à innommable. Voilà à quelle existence macabre est livrée une fille de la République régénératrice de la liberté des Noirs d’Amérique !

À travers la narration de ce drame, je ne tiens surtout pas à souligner la méchanceté de la tante, ni même l’irresponsabilité et la négligence fortement condamnable de la mère, qui n’insiste jamais pour parler directement à sa fille. Je suis plutôt abasourdi par cette jeune vie gâchée, cette potentielle étoile tuée dans sa période de gestation, ce cycle de violence qu’on installe dans ce cœur pourtant bouillonnant d’innocence. Je crains que 10 ans plus tard, cette fille devenant mère n’inflige à sa progéniture le même traitement dont elle a été victime. Elle aura donné ce qu’elle avait reçu ! Toute son enfance, elle a été traitée en canard, n’attendons pas qu’elle se comporte en poisson face aux vagues de la vie. Mon cœur se froisse à l’idée que cette maltraitance, cette sous-alimentation et ces cours chômés constituent le terrain le plus fertile pour le renouvellement de ce cycle de misère.

Je n’appelle pas à la responsabilité de l’État, je n’appelle pas non plus à la vocation de l’Église et de la famille, encore moins à l’engagement de la société civile, j’appelle seulement à la conscience humaine, s’il en existe encore !

Dr Valéry Moise, lyvera7@yahoo.fr

[1] Veux-tu acheter monsieur?

[2] Achète même quand tu n’en aurais pas besoin, tu sembles avoir les moyens et j’ai besoin de rentrer

[3] Moins de US  $10


Regardez-vous messieurs, vous êtes laids !

Je suis bouleversé. Perplexe. Les questions m’assaillent de toutes parts, m’enlevant même mon stoïcisme. Je m’inquiète pour mon pays, je m’inquiète pour l’avenir du peuple auquel j’appartiens. J’aurais voulu être optimiste. Répandre de l’énergie positive. Mais pour une fois, je me permets d’accorder une certaine liberté d’expression à ma faiblesse. Peut-être, ai-je besoin de plus d’humanité, que dis-je de plus d’humilité pour comprendre ces faits qui dérangent, révoltent et obligent à se tourner vers soi-même.

Que l’on se penche sur l’histoire récente ou ancienne, le tableau demeure inchangé. Extrême misère de la majorité rurale et paysanne, privilège honteux d’une certaine classe, pullulation d’un grand nombre d’espèces-parasites échangeant dignité pour une certaine sécurité et l’assassinat des voix dérangeant la cacophonie. Un seul élément semble obéir au mouvement et au changement : le visage des acteurs. De ce côté-là, la moisson est toujours abondante. Mille bouches se déchirent et se bousculent pour reprendre un seul refrain. Cependant, les problèmes de la dégradation de l’environnement, de l’accès à l’eau potable, de la disponibilité des crédits agricoles, de l’inadéquation de l’éducation, du rachitisme de l’économie, de l’effectivité de l’état de droit et du renforcement de la santé maternelle et infantile restent indétrônés. On serait même tenté de croire qu’ils sont des constantes dont le rôle principal est de favoriser les discours démagogiques faisant appel uniquement à l’émotivité, aux approches binaires Moir-mulâtre, gouvernement-opposition, paysan-citadin, lettré-illettré, pauvre-riche, exploiteur-exploité.

Chers messieurs, vous qui avez déjà la gorge chaude et les gâchettes impatientes, vous êtes pathétiques. Vous qui vous aventurez déjà sur les voies où sont tombés les ancêtres impliqués dans des luttes fratricides, vous êtes nuls. Vous qui pensez pouvoir changer le pays à coup de slogans, vous êtes sots. Vous qui rêvez de prendre le pouvoir pour vous enrichir, vous êtes pitoyables. Vous qui les citez sans les comprendre et demeurez imperméables aux idéaux de Dessalines et de Pétion, vous êtes laids.

Le pays a, plus que jamais, besoin de fils dignes et compétents. De fils ayant déjà accompli leur devoir de connaître leur histoire et d’en déceler chaque piège l’empêchant d’accéder jusqu’ici au progrès. De fils capables de s’élever à la hauteur de ce qu’exprime le mot Quisqueya. De fils qui ne prennent les armes que pour sauver l’honneur de la patrie et qui ne tirent que lorsqu’ils sont sûrs que la potentielle victime ne porte en elle aucun germe de citoyen.

Dr Valéry Moise, lyvera7@yahoo.fr


Quand de faux médecins asphyxient un comateux !

Jamais auparavant offre d’emploi n’a eu pareil succès ! 192 postulants. Tous convaincus d’être le prochain favori de la chance. Du moins d’un choix dicté par le désespoir et la révolte. Un choix de déni de la compétence. Un choix pour rendre hommage à la bêtise charmeuse. À dire vrai, pour respecter les principes d’une règle, il y a certaines exceptions. Parmi les chômeurs, les sans-métiers et les employés de la facilité, on pourra dénombrer quelques illuminés qui se croient investis d’une mission divine, quelques rêveurs, quelques rudes travailleurs réellement dédiés à la cause commune et quelques citoyens engagés et conscients que la relève d’Haïti passe nécessairement par les Haïtiens. Je me réjouis surtout de la participation de ces deux dernières catégories qui constituent, quasiment, une espèce en voie d’extinction. C’est vers eux aussi que se dirige ma compassion !

Je leur adresse ma sympathie parce qu’au rythme où vont les choses, ce sont les électeurs qui vont être élus. La démocratie haïtienne s’inverse et s’émancipe. Bientôt on ne comptera que des politiciens. On n’aura que faire de l’éducation, de l’histoire, de la création de richesse, de l’environnement et de la santé. Ces sphères seront réservées aux idiots qui n’auront pas compris qu’il existe une voie rapide et sûre pour l’impunité, l’enrichissement illicite et la jouissance irresponsable de l’argent des contribuables qui suent amèrement pour le gagner dans des conditions respectables. Cependant, l’on doit reconnaître que cette ruée de vautours sert au moins à quelque chose. Elle  permet un réveil de la conscience citoyenne. Elle renseigne sur l’état de faiblesse et de putréfaction de notre patrie. Une patrie qui se meurt. Une vache qu’on ne cesse de traire et qui ne fournit que du sang. Une terre extraordinairement riche ayant la malchance d’être habitée par trop de bouches qui vocifèrent et fort peu de têtes qui pensent.

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Ces cancres heureux et arrogants qui certainement vont se constituer en idéologie politique ne comprennent pas encore qu’on ne réfléchit pas à partir de rien et que personne ne peut donner ce qu’il n’a pas. Quand ils parviendront à saisir ce minimum, il leur sera alors évident  qu’on se donne d’abord les moyens de sa politique avant de se lancer en politique active. La relève d’Ayiti passe obligatoirement par le renforcement des capacités des femmes, des jeunes, des paysans, la réforme de l’éducation, la réhabilitation de l’histoire, la promotion de l’engagement citoyen, la sensibilisation environnementale, l’entrepreneuriat et la rentabilisation de nos patrimoines matériels et immatériels.

Le manque d’audace et d’implication des gens compétents et honnêtes a pavé la voie au succès des  abrutis. Les conditions ont été créées pour établir l’enfer, il fallait s’attendre à ce que des démons y élisent domicile. Aujourd’hui, la responsabilité est commune et partagée. Il faut empêcher que cette populace de faux médecins tue le malade par asphyxie et incompétence.

 

Dr Valéry Moise, lyvera7@yahoo.fr

 


Le défi d’être haïtien…

Le défi n’est pas nouveau. Il est lié à la variété raciale à laquelle appartient l’Haïtien et à son histoire. Le monde moderne ne s’est jamais résolu d’accorder le pardon à l’Haïtien pour son double péché d’être noir et d’avoir renversé l’ordre esclavagiste. Du moins tel qu’il a été initialement conçu et basé sur la déshumanisation brutale et violente de la variété noire. Depuis lors, les pitoyables instruments du mal se sont ingéniés à trouver d’autres moyens plus subtils, mais non moins efficaces et cyniques.

Au nombre des affreux mécanismes mis en œuvre pour rendre impossible l’existence dans la dignité de l’Haïtien, nous comptons, entre autres, l’embargo international de l’après 1804, l’occupation américaine de 1915 et récemment l’invasion onusienne de 2004.

S’il est évident qu’il existe des étaux externes toujours prêts à nous comprimer jusqu’à la moelle pour nous enlever notre humanité, nous devons aussi reconnaître que la complicité interne ne se fait jamais prier. L’histoire nationale ne tarit pas de Conzé (1). Ils sont militaires, médecins, prêtres, avocats, intellectuels, professeurs d’université et depuis récemment artistes et législateurs. Ils se prêtent tous, pour le prix le plus vil, à la comédie animale du colonisateur qui a seulement changé de stratégies, mais poursuit encore le même objectif.

Le 11 février 2015, dans un sursaut d’inhumanité collectif, des Dominicains ont brutalement assassiné puis pendu sur une place publique de Santiago un ressortissant haïtien. Cet acte d’un barbarisme rare est survenu dans un contexte général de campagne anti-haïtienne, de cambriolage en plein jour du domicile de l’ambassadeur haïtien en République dominicaine et de piétinement haineux et récurrent du drapeau haïtien. Cette horreur susceptible de faire trembler d’effroi le plus sadique des animaux fait partie du train quotidien de Haïtiens vivant en République dominicaine. Ils sont tous les jours pourchassés et battus comme des chiens. Paradoxalement, ils font la queue et se bousculent pour traverser en territoire voisin. À la vie d’ici, ils préfèrent l’enfer de l’autre côté. Mais pourquoi ? Illusion ? Dégoût ? Instinct suicidaire ?

Non, ils s’offrent en martyr ! Ils bravent la mort indigne, cruelle et publique pour ressusciter notre conscience. Nous qui sommes entrepreneurs, gouvernants, élites et directeurs d’opinions. Nous qui avons perdu le sens de l’essentiel et gaspillons toute notre énergie dans des luttes fratricides pour des lentilles. Nous qui avons malheureusement oublié qu’être haïtien dans ce monde de consommation est un défi.

Le défi n’est pas nouveau, disions-nous. Mais il requiert de nouvelles approches et de nouvelles stratégies. Les sacrifiés n’ont que faire de nos remords fugaces, nos rages impulsives et pire encore nos discours creux et vains invitant les autorités d’ici ou d’ailleurs à prendre leur responsabilité. La communauté internationale, pour sa part, se fout de notre gueule de pauvres et de nègres ! Tant que nous ne nous efforcerons pas de mériter le respect par le progrès économique et social, nous ne serons le bienvenu nulle part. Tant que nous laisserons la politique à des cancres et des intellectuels sans état d’âme qui ne jurent que par l’argent, la vie de nos citoyens ne vaudra pas celle d’un ver de terre.

Je suis profondément consterné par la répétition de ces affronts. Mais au lieu de m’en prendre à ces fous furieux, je préfère me tourner vers mes frères et les inviter à entrer dans des réflexions intenses autour du redressement de notre situation de misère. Nous devons parvenir au mépris de la République dominicaine. Mais, ce résultat passe d’abord par le réveil de la conscience nationale, la réforme de notre système éducatif, le choix d’un système économique viable et adapté, la codification et la valorisation des métiers techniques et intermédiaires, le renforcement de la justice et finalement la modernisation de la politique. Être ayisyen, est un défi qui nécessite qu’on se résolve à ne compter que sur soi-même, à avancer malgré l’adversité, à ne pas perdre foi en un lendemain meilleur et surtout à ne s’autoriser le loisir qu’après le travail rigoureusement accompli. Depi fèy la tonbe nan dlo, l’ap pouri kanmenm, jou va jou vyen !(2)

1- Traître ayant livré Charlemagne Péralte aux Américains

2- Le pourrissement suit toujours la feuille tombée dans l’eau, un jour succède à un autre.

 

Dr Valéry MOISE

lyvera7@yahoo.fr


La jeunesse et la politique en Haïti

Pour être honnête, la jeunesse haïtienne n’est homogène et n’autorise le pronom défini que dans le titre de ce texte. Si la vérité devait être rigoureusement honorée, la formulation la plus appropriée serait « Les jeunes et la politique en Haïti ».

Il me parait superflu de m’arrêter sur l’importance démographique des jeunes en Haïti. Le plus novice des politiciens décèle sans peine que c’est le premier refrain à mémoriser dans le cadre des campagnes électorales. Ensuite viendront les incontournables chansons d’accompagnement des paysans et la relance agricole. Et comme pour tendre un pont entre la parole et l’acte, quelques sacs de riz importés sont généreusement distribués aux paysans auprès de qui le vote est marchandé. Ce n’est pas chez nous que le ridicule va commencer par tuer !

Ici, il existe une option honorable au chômage et au désir d’enrichissement rapide et illicite : La Politique. Et le cheval de bataille reste inchangé à travers le temps : La jeunesse. Une jeunesse qui sert de slogan et qu’on s’efforce de maintenir dans la mendicité et la corruption. Une jeunesse peu à peu transformée en objets sexuels et instruments de violence. Une jeunesse fanatique détestant les livres et l’effort. Une jeunesse à qui échappent les vertus de la patience. L’heure est désormais venue pour l’opération de grands changements. La politique doit devenir une sphère réservée au plus capable ayant le sens du don de soi et de la primauté des intérêts de la Nation. De même que la jeunesse doit se faire l’obligation d’apprendre, d’observer, de se concerter, de s’entrainer dans la réalisation de projets communautaires avant de s’engager dans la chose publique. Ce n’est point parce que les ennemis du pays sont puissants qu’ils parviennent à garder la majorité dans cet état de crasse et d’indignité. Quand il y aura moins de barrières et de préjugés négatifs entre les jeunes ruraux et urbains, moins de méfiance entre les jeunes leaders, plus de transparence, d’honnêteté et d’esprit de service, les monstres disparaitront d’eux-mêmes. Mais tant que chaque jeune rescapé de la misère et de l’ignorance se prend pour un dieu capable de changer un système pourri à lui tout seul, tant que nous serons dans les rues pour crier ‘’Vive ou A Bas’’, nous demeurerons à la fois complices et artisans de nos malheurs.

La République n’a pas besoin de super héros mais de vrais citoyens laborieux conscients de leur mission historique. Aussi, le champ de la politique n’est-il pas le seul à devoir être alimenté en de meilleures semences. Soyons des éducateurs responsables, des entrepreneurs avisés, des professionnels compétitifs et créatifs, des acteurs valables de la société civile, des exemples vivants et le reste suivra. Quand le peuple sera suffisamment instruit, quand il travaillera et paiera des taxes, il demandera alors des comptes et il saura qui est réellement dans son intérêt. Ne combattons pas les discours mais les réalités qui leur permettent l’existence.

Jeunes de mon pays, vous qui constituez l’élite intellectuelle et économique, que vous soyez dans la diaspora ou l’amère patrie, vous avez une chance inouïe d’écrire de nouvelles pages d’histoire avec vos noms inscrits en lettres d’or et de gloire. Reconstituez l’itinéraire de vos parcours, comprenez pourquoi vous êtes encore à ce stade, découvrez pourquoi vous hésitez à éprouver de la fierté d’être haïtien et étonnez-vous, étonnez le monde !

 

Dr Valéry MOISE

lyvera7@yahoo.fr