Pour rappeler à la Digicel que l’enfer haïtien regorge de dieux déchus
Si le succès fulgurant était bon pédagogue et la mémoire fidèle, je ne serais pas en train de rendre ce service gratuit à la Digicel. Après avoir eu le grand mérite d’introduire la téléphonie mobile en Haïti, la Haitel, compagnie maintenant défunte, avait la maladresse de mordre à l’hameçon du capitalisme anthropophage. Au lieu de démocratiser cette facilité de communication, elle avait préféré offrir aux riches et aux arrogants rescapés de la pauvreté, le loisir de nourrir plus de vaine prétention en tenant un cellulaire. Vendu aux pris d’or à ce moment là. Et comme pour porter un toast à l’injustice et à l’abus, les appels entrants et sortants étaient également payés. C’était le coût du privilège de pouvoir accrocher à sa ceinture un petit appareil qui clignote! On se sentait élégant. L’ivresse de cette hypothétique élégance avait longtemps gardé les utilisateurs inconscients du manque de couverture du réseau et de la cherté du « service ». La bêtise se faisant contagieuse et le mal attrayant, Comcel et par la suite Voila se sont vite mises de la partie pour continuer à « plumer » la poule qui mettait une pointe de fierté paradoxale dans le fait de ne pas crier.
C’est dans cette atmosphère lourde en frustrations non exprimées et en espoirs inavoués que le pavillon rouge sang de la Digicel apparut au peuple haïtien comme l’étendard de la victoire. L’illusion avait pourtant quelques éléments d’objectivité. Le prix des appareils mobiles avaient drastiquement chuté, la couverture élargie comme jamais auparavant, le coût des appels entrants annulés, créations d’emplois en masse, salaires plus raisonnables par rapport aux autres operateurs et mieux encore la démocratisation de la téléphonie mobile. On ne demandait pas mieux. Des deux côtés les attentes ont été comblées au-delà des espérances. Le peuple avait son service à bon prix, et la Digicel sa grande part de marché et la reconnaissance d’un peuple longtemps maintenu dans la médiocrité des services. Consciente de cet état euphorique où toutes les gardes sont baissées, la Digicel en a profité pour infiltrer tous les espaces vides, coloniser les pouvoirs et finalement engloutir les piètres compétiteurs mais compétiteurs quand même. Et fidele à sa vocation, la foule sans âme a acclamé. Vive la Digicel, vengeresse des bourreaux de nos bourses.
Ces cris ont eu leurs effets. La Digicel ne s’est fait pas longtemps prier. Elle a étendu ses tentacules. Elle est maintenant partout. Sport, internet, éducation, marché public, activités festives et sournoisement la politique puisque voie royale de communication du Président. Toutes les conditions de l’impérialisme commercial sont réunies. Trêve de convenance. La comédie a assez duré. L’appétit du gain à tout prix ne saurait être bridé. La Digicel laisse tomber son masque et sort ses griffes. Facturation sans appels émis, bombardement de publicités, que dis-je de propagande, retard de livraison de messages, réduction de la marge du maigre profit des vendeurs de « pappadap », service à la clientèle injoignable sans frais et récemment vol d’argent pur et simple. Pour l’abonnement internet payé au prix fort, on ne reçoit que censure d’application et indisponibilité de service sans remboursement.
Le Conseil National des Télécommunications CONATEL, étant à la solde de son grand patron répond aux abonnés absents pour la réception des plaintes. Personne ne protège les consommateurs. Les abonnés bafoués se réfugient soit dans l’expression de leur indignation via les réseaux sociaux soit dans la résignation. C’est de cette deuxième catégorie qu’il faut se méfier. Elle a l’énergie du désespoir. Si elle a épargné les bâtiments de la Digicel lors de l’émeute de la faim en avril 2008, c’est parce qu’alors cette compagnie donnait un écho positif à leurs espoirs. Il serait fort imprudent d’oublier ce petit détail. Le peuple haïtien, je le rappelle, est capricieux et imprévisible. Dans son enfer, gît un nombre incalculable de dieux hier encensés et glorifiés. Duvalier et Aristide peuvent en témoigner.
L’erreur la plus fatale de l’homme en général et des systèmes qu’il forge en particulier, est de méprendre les limites de la force et du pouvoir. Loin de garder ce dernier sous leurs bottes, il lui crée un trône sur leurs têtes. Du coup, il oublie que le véritable pouvoir, celui qui dure, est celui dont on ne fait pas usage. Aux haïtiens aussi, ces comportements prédateurs doivent rappeler que les multinationales, de même qu’elles n’ont pas de frontières géographiques définies, n’ont, certaines fois, pas de limite morale. Le gain est leur seule boussole. Il faut que la société civile s’organise, réponde à sa vocation de groupe de contrôle et de pression. Les associations de consommateurs doivent cesser d’être considérées comme l’apanage des pays industrialisés. Exigez plus et refusez l’extraordinairement médiocre et injuste !
Dr Valéry Moise
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